La Vie spectrale : Penser l’ère du métavers et des IA génératives

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Éric SADIN, La Vie spectrale : Penser l’ère du métavers et des IA génératives, Paris, Grasset, 2023, 280 pages, 19.50€.

Éric Sadin est un philosophe techno-critique, l’un des penseurs majeurs des technologies numériques, de leurs caractéristiques, de leurs ressorts économiques et de leur impact social, politique et civilisationnel.

Cet ouvrage est un essai philosophique sur le « devenir ChatGPTmétaversé du monde ». L’auteur veut nous outiller pour mener la bataille de la temporalité au cœur de cette mutation anthropologique. Il veut œuvrer « à substituer à ce présent qui vient ce que librement, et dans la pluralité, nous souhaitons faire advenir. » (p. 53)

L’essai commence par un parallèle très inspirant entre le spectre qui initie l’action dans Hamlet et les applications qui nous conseillent. Cette homologie suggère ce que démontrent les développements suivants : les fondations sont achevées des paradigmes Intelligence Artificielle Généralisée (IAG) et métavers. L’auteur va donc analyser les ressorts des développements en cours pour nous aider à faire face au présent qui vient – il est inéluctable.

La première partie, après avoir posé la distinction entre histoire de la technique et histoire des dispositifs techniques, analyse « la dimension fractale qui est à l’œuvre entre technologie, corps et société. A savoir, le fait que de mêmes structures se retrouvent à l’identique – à des échelles très différentes – en des objets distincts. » (p. 61). Ce travail se déploie dans l’étude des âges de ce phénomène. Celle-ci permet de comprendre que les décennies passées ne visaient pas tant le contrôle que l’analyse des mouvements des corps et des choses. Mouvements mis au ralenti, voire à l’arrêt, par nos écrans, y compris parfois même au travers de simulations. Mouvements redirigés surtout car ce que vise le complexe techno-industriel c’est la convergence au principe premier techno-économique ; le moyen ultime de cette fin est la promesse d’un paradis artificiel dès ici-bas.

La deuxième partie, « La refabrication du réel », nous rappelle à Descartes : « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » pour observer que, malgré l’inévitable accidentel, notre désir se déverse désormais dans le nouveau vecteur du capitalisme de l’hyperpersonnalisation, l’IA. On trouve déjà dans les années 70 les prémisses de cette société panoptique qui vise à « asseoir une maîtrise, non plus des personnes, mais du cours général des choses. » (pp. 117-118)

Expliquant la transition de l’émancipation des Lumières à la stimulation publicitaire à partir de la révolution industrielle, au profilage généralisé de ces dernières décennies qui vise à ‘nudger’ nos comportements. C’est ici la question d’une conscience vive et éclairée qui est en jeu. Notre volonté n’est d’ailleurs pas visée directement mais la myriade de nos intentions qui suscitent et reçoivent des instructions (prompts) de nos applications. Ce « promptisme généralisé » (cf. p. 148) est la trame de la vie spectrale. Ses fils de chaîne sont tissés de l’omniprésence du simulacre nourri désormais sans limite par « un strict rapport schématisé et instrumental au langage et à l’image. » (p. 159)

Après avoir exploré les fondements technologiques et économiques de cette transformation dans la deuxième partie, Sadin s’attarde, dans la troisième, « L’autre fantôme », sur ses effets concrets sur nos relations humaines et nos identités. Il commence par analyser l’avènement du courriel et comment il illustre que « l’utilitarisme économique aura fini par instituer un utilitarisme des relations. » (p. 165) Celui-ci s’illustre par le « dialogue unilatéral » et ira jusqu’à une mise à distance de toute présence bruite d’autrui. Ce phénomène est également rendu possible par nos smartphones et leurs applications, qui semblent nous autoriser à nous passer d’autrui, au repli sur soi. Analysant la généralisation de la visioconférence occasionnée par la pandémie de Covid, l’auteur voit « une mise à distance instituée d’autrui » (p. 181) et « une réification sournoise d’autrui » (p. 179) à l’œuvre. Celles-ci instituent un oubli des devoirs dus à l’autre. Les vies spectrales forment une société fantôme.

Dans ce contexte, la fluidité des identités conduit à la désagrégation du contrat social actuel, conséquence imprévue mais non imprévisible de l’avatarisation des expressions successives de nous-même. C’est pourquoi l’auteur étudie la nature philosophique de l’avatar et ses conséquences, y compris post-mortem. Nous sommes passés de la promesse du village global du début des années deux mille au déclassement du proche – à commencer par nous-même –, au bénéfice de lointains insubstantiels.

La quatrième et dernière partie, « Le processus de désubjectivation », analyse la dévitalisation de nos subjectivités. Celle-ci part d’« un phénomène anthropologique et civilisationnel : notre absorption dans un univers redéfinissant […] nos rapports aux autres et au réel. » (p. 208) dont la conséquence essentielle est la transformation de nos consciences. Et l’auteur de dénoncer la complémentarité homme-machine qui favoriser le dessaisissement de ce que nous avons en propre – être auteur – et de nous-même. Alors que les LLM sont des dispositifs qui n’usent pas d’un langage semblable au nôtre, comme le montre l’auteur. En revanche, il favorise notre engourdissement et organise notre inutilité par le moyen d’une « industrialisation de la paresse » (p. 221) La section « L’adaptation est une soumission » (pp. 224-231) est d’ailleurs une attaque ferme contre l’introduction du numérique à l’École. Après avoir dénoncé le phénomène, l’auteur s’en prend enfin au discours qui « fabrique du consentement ».

L’ensemble de ce parcours sur « la nature de la rationalité instrumentale et de son histoire » (p. 261) qui sont mues par une « volonté de combler indéfiniment notre défectuosité fondamentale » (p. 262-263) actualise en fait la pensée d’Ellul sur le système technicien. Sadin met en garde contre une humanité vidée de sa substance, réduite à une forme d’absence à elle-même (cf. p. 266). En réponse, il propose une solution radicale : interdire purement et simplement les IA génératives, tout en reconnaissant que ce sursaut est peu probable. Mais il reconnaît qu’« un tel sursaut n’aura pas lieu. » (p. 269) C’est pourquoi il faut se demander « si nous sommes enfin disposés à défendre la sève de notre humanité avant que celle-ci ne s’assèche définitivement. » (269) L’auteur propose finalement de célébrer notre humanité dans sa sensitivité, sa sensibilité ainsi que la plénitude des facultés de son intelligence et sa volonté.

C’est un essai aussi puissant que profond que nous offre Éric Sadin. Il alimente sa réflexion aux meilleurs sources (Hannah Arendt, Jean Baudrillard…) comme aux sources ‘tech’ actuelles (Ray Kurzweil, Shoshana Zuboff…) pour nous partager une analyse sans concession. Une analyse qui sait prendre du recul sur elle-même : « aujourd’hui, métavers et IA génératives représentent les principaux instruments de ce processus. Un jour ou l’autre, ils revêtiront d’autres formes, porteront d’autres noms. » (p. 135) Son techno scepticisme n’est pas superficiel. Il prend les dynamiques à l’œuvre au sérieux. Il ne rêve pas mais refuse de baisser les bras face à un faux humanisme qui croit trouver le salut de l’humanité dans l’abandon de chaque homme. En définitive, Éric Sadin nous invite à un sursaut intellectuel face aux mutations technologiques en cours, non pas pour les rejeter entièrement, mais pour préserver ce qui fait la richesse de notre humanité : notre capacité à être auteur de nos vies, dans la plénitude de nos facultés.

La solution proposée d’interdire les IA génératives est radicale mais pas réaliste – l’auteur en a conscience. Il est regrettable qu’il se contente de faire appel à un nouvel humanisme. Comment cela pourrait-il se traduire dans des termes concrets, et quelles seraient les alternatives plus viables ?

Ouvrage : https://www.grasset.fr/livre/la-vie-spectrale-9782246831358/

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