L’Homme démantelé : Comment le numérique consume nos existences

Baptiste DETOMBE, L’Homme démantelé : Comment le numérique consume nos existences, Perpignan, Artège, 2025, 237 p.

Avec L’Homme démantelé — sélectionné pour le Prix essais de L’Incorrect 2025 et préfacé par Rémi Brague —, Baptiste Detombe propose un essai de critique radicale du numérique qui se situe à la croisée de la philosophie, de l’anthropologie et d’une réflexion implicite sur la pédagogie et la vie spirituelle.

L’ouvrage paraît dans un moment où les diagnostics alarmés sur les effets des écrans se multiplient (Desmurget, Patino, Sadin…), mais Detombe ne se contente pas d’ajouter une voix à un chœur déjà fourni : il cherche à penser la situation comme une véritable tragédie anthropologique, où se joue « le sacrifice d’une génération dévorée par l’ogre numérique ».

Le cœur de la thèse tient dans l’image de l’« homme démantelé » : loin d’un homme « augmenté », le numérique produit un sujet fragmenté, « atomisé », dont le temps, le corps, la pensée et la relation sont pulvérisés par les logiques d’hyper-connexion et de marchandisation de l’attention.

Le livre s’organise en chapitres thématiques qui suivent les grandes étapes de l’existence et les dimensions fondamentales de l’expérience humaine :

  • L’enfance, privée d’émerveillement et d’innocence par l’exposition précoce aux écrans et l’immersion dans des univers numériques captateurs.
  • La jeunesse, privée de sa « fougue » et de ses premières expériences réelles, substituées par des simulations et des interactions médiées par des plateformes.
  • L’âge adulte, enfermé dans une insatisfaction chronique et la pression permanente de la performance, du personal branding et de la comparaison sociale.
  • La vieillesse, disqualifiée comme « dépassée », marginalisée dans un monde dont les codes technologiques changent à une vitesse qui rend le legs de l’expérience difficilement audible.

À ces analyses chronologiques, Detombe ajoute une lecture plus systémique de la condition contemporaine :

  • le temps est pulvérisé par les notifications, les flux infinis des réseaux sociaux, la culture de la disponibilité permanente ;
  • le corps est oublié, dans un univers présenté comme dématérialisé, alors que toute existence humaine est indépassablement incarnée ;
  • la pensée est menacée par la confusion entre information et savoir, par l’appauvrissement de l’imaginaire et par l’atrophie de l’attention soutenue.

L’« homme numérique » voit ainsi sa singularité se dissoudre : enfermé dans ses « communautés » d’algorithmes, évalué en continu à l’aune de ses performances, il glisse « de sujet à objet », puis de personne à marchandise, selon une logique mercantile qui consomme simultanément le temps, l’intériorité et les liens.

Detombe adopte une posture philosophique et humaniste, nourrie de références explicites à Bernanos, Ellul, Debord, Simondon, mais aussi à Rémi Brague, dont la préface inscrit le propos dans une perspective où l’enjeu n’est pas seulement psychologique ou social, mais bien anthropologique et spirituel.

Son écriture conjugue trois registres :

  1. Le diagnostic culturel : le numérique est saisi comme un milieu global qui reconfigure les temporalités, les relations, les formes d’autorité, le rapport au savoir.
  2. L’anthropologie implicite : l’auteur défend une vision de l’homme comme être de lenteur, d’ennui, d’inquiétude créatrice, d’émerveillement, de gratuité. Ce sont précisément ces dimensions que l’« ogre numérique » détruit méthodiquement.
  3. L’appel au discernement : sans prôner la déconnexion totale, Detombe invite à une résistance douce, une « désobéissance » au normatif technologique, par la reconquête d’une souveraineté intérieure.

On retrouve ainsi les grandes lignes de la critique de la « société technicienne » (Ellul), de la « société du spectacle » (Debord) ou de la critique du transhumanisme, mais transposées à l’ère des plateformes, de l’économie de l’attention et des réseaux sociaux.

L’ouvrage ne s’en tient pas à un constat catastrophiste. Dans sa dernière partie, Detombe esquisse plusieurs ressources de résistance :

  • La culture : comme moyen de sortir de soi, de réapprendre la lenteur et la distance critique, de se confronter à des œuvres qui excèdent l’instantanéité des contenus numériques.
  • La singularité du christianisme : évoquée comme « religion de l’incarnation », elle rappelle que l’homme n’est pas code ou flux, mais chair, histoire, visage. L’incarnation est ici invoquée comme antidote à la tentation d’une existence entièrement médiée par des interfaces.
  • La décision politique : l’auteur refuse de réduire la question au seul registre de l’hygiène personnelle. La régulation des plateformes, la protection des enfants, le statut des données, la place du numérique à l’école sont saisis comme des enjeux proprement politiques.
  • La vie intérieure et l’espérance : Detombe insiste enfin sur la nécessité d’une vie intérieure ouverte à l’espérance, contre la dispersion et la saturation informationnelle. Il s’agit de retrouver silence, prière ou méditation, et de reconsidérer l’ennui comme espace de fécondité plutôt que comme vide à combler.

Cette quadruple ressource (culture, foi, politique, intériorité) donne à l’essai une tonalité singulière par rapport à d’autres critiques du numérique : il ne s’agit pas seulement de dénoncer, mais de suggérer les contours d’une reconstruction anthropologique.

On peut souligner plusieurs forces majeures :

  • La puissance des images et du style. L’expression d’« ogre numérique » ou la formule selon laquelle « l’homme numérique n’est pas augmenté, il est atomisé » condensent, en quelques mots, un diagnostic complexe sur la fragmentation de l’expérience contemporaine. Le style reste accessible, sans jargon, tout en s’autorisant des références exigeantes, ce qui rend le livre lisible par un large public (parents, enseignants, responsables pastoraux) sans sacrifier la densité intellectuelle.
  • La profondeur anthropologique. Là où une partie de la littérature se focalise sur les performances scolaires, les troubles de l’attention ou les risques d’addiction, Detombe s’intéresse à ce que le numérique fait à l’émerveillement, à l’ennui, à la gratuité du jeu, à la qualité de la rencontre. En ce sens, l’essai rejoint des préoccupations proches de Desmurget ou Patino, mais en les articulant davantage à des questions d’âme, de vocation, de sens de la vie.
  • L’ouverture spirituelle et éducative. En invoquant explicitement la culture et le christianisme comme ressources, l’ouvrage ouvre un espace de dialogue précieux pour les milieux éducatifs et ecclésiaux : comment former des sujets capables de résister à la normativité numérique, non par simple rejet de la technique, mais par un patient apprentissage d’une autre manière d’habiter le monde ?

Les pistes de sortie proposées – culture, incarnation, politique, intériorité – sont plus programmatiques qu’opérationnelles. On aurait pu souhaiter, notamment pour le champ éducatif, des déclinaisons plus concrètes :

  • quelles politiques numériques à l’école ?
  • quels dispositifs communautaires pour soutenir les familles ?
  • quels critères éthiques pour l’usage raisonné des technologies plutôt qu’une simple opposition symbolique ?

De même, si l’auteur se réfère à de grands noms de la critique sociale, le dialogue avec les travaux empiriques de psychologie, de sociologie de la jeunesse ou des usages numériques reste en arrière-plan ; l’essai assume davantage une posture de philosophe moral qu’un statut de recherche au sens académique strict.

Malgré ces limites, L’Homme démantelé constitue une contribution importante au champ des réflexions sur le numérique, en particulier pour ceux qui travaillent à l’articulation entre anthropologie, éducation et spiritualité.

Pour les chercheurs en sciences de l’éducation, en éthique de la technologie ou en théologie pratique, l’ouvrage offre :

  • un cadre narratif fort – la figure de « l’homme démantelé » – pour penser les effets du numérique au-delà des seuls indicateurs quantitatifs ;
  • une insistance salutaire sur des catégories souvent négligées par les discours technophiles : émerveillement, ennui, gratuité, intériorité, incarnation ;
  • un appel à intégrer la dimension politique et spirituelle dans les débats sur la régulation des technologies.

Pour les praticiens (parents, enseignants, éducateurs, responsables pastoraux), il fonctionne comme un outil de prise de conscience et de mise en mots : il aide à nommer ce qui se joue dans la fatigue attentionnelle, la dispersion, la perte de profondeur des relations, et à légitimer des choix contre-culturels (limitation des écrans, valorisation de la lecture, des jeux libres, de la pratique artistique, etc.).

En définitive, L’Homme démantelé : Comment le numérique consume nos existences est un essai dense, vigoureux, parfois sombre, mais profondément humaniste. Baptiste Detombe y dissèque avec une grande clarté les ravages d’un numérique pensé avant tout comme marché de l’attention et instrument de formatage des subjectivités, tout en refusant de s’en tenir à la dénonciation. En convoquant la culture, l’incarnation chrétienne, la décision politique et la vie intérieure comme lieux de ressaisissement, il invite à renouer avec une plénitude fondatrice de l’humain, faite de lenteur, de présence, de responsabilité et d’espérance. On pourra discuter le ton alarmiste ou la part de nostalgie, mais difficile de ne pas entendre l’avertissement : si nous ne voulons pas devenir des « hommes démantelés », il nous faut repenser en profondeur notre manière de vivre avec les écrans, non comme une simple question d’outils, mais comme un enjeu d’anthropologie intégrale.

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