La Parole aux machines

Thibaut Giraud (Monsieur Phi), La Parole aux machines : Philosophie des grands modèles de langage, Grasset, Paris, Grasset, Octobre 2025, 475 pages.

couverture du livre La Parole aux machines

Dans cet ouvrage imposant, Thibaut Giraud, plus connu sous le pseudonyme de « Monsieur Phi », propose une véritable philosophie des grands modèles de langage (Large Language Models, LLM). Situé au croisement de la philosophie de l’esprit, de l’épistémologie et de l’éthique de l’intelligence artificielle, le livre se présente comme une introduction très approfondie à ce que sont les modèles de type GPT, à ce qu’ils font – et, surtout, à ce que cela signifie pour notre compréhension de l’intelligence, du langage et de l’humain.

Dès la première phrase, le ton est donné : « Nous avons perdu le monopole du langage » (p. 11). Les machines qui parlent ne relèvent plus de la science-fiction ; elles sont désormais notre interlocuteur quotidien. Giraud ne cède ni à l’enthousiasme naïf ni au catastrophisme facile : ce qu’il déploie est une lucidité que l’on pourrait dire « obscurcissante » au bon sens du terme, en ce qu’elle éclaire la réalité présente sans prétendre prédire l’avenir, même si le présage est manifeste : l’irruption des LLM reconfigure en profondeur notre manière de penser la pensée.

Les premiers chapitres constituent une synthèse remarquablement pédagogique des fondements techniques des LLM, structurés autour d’une histoire interne des modèles GPT.

  • Le chapitre 1 introduit l’apprentissage profond (deep learning) : réseaux de neurones, entraînement, optimisation, rôle des données massives. Giraud parvient à expliquer des notions ardues sans sacrifier la précision, ce qui fait de ce début d’ouvrage l’une des meilleures mises en route disponibles pour un lecteur philosophe ou cultivé, mais non spécialiste de l’IA.
  • Le chapitre 2 (« comment vinrent les premiers mots ») présente les premiers modèles de fondation de type GPT-1 et GPT-2, ainsi que leur manière très particulière de « comprendre » le langage : prédire le mot suivant à partir d’énormes corpus. L’auteur montre comment cette tâche apparemment triviale donne naissance à des capacités émergentes et pose déjà des questions classiques de philosophie de l’esprit : qu’est-ce que comprendre quand on ne dispose ni de corps propre ni de monde perçu ?
  • Le chapitre 3 s’attarde sur GPT-3, l’apprentissage en peu de coups (few-shot learning) et la tentation du « baratin » : ces modèles apparaissent étonnamment compétents dans des tâches jamais explicitement apprises, mais aussi capables de produire un discours convaincant et vide – un logorrhée plausible qui met en crise nos critères ordinaires de fiabilité.
  • Le chapitre 4 explore l’« éducation morale » des modèles via le Reinforcement Learning from Human Feedback (RLHF), c’est-à-dire la phase où des humains évaluent les réponses pour « aligner » le modèle sur certaines normes. Giraud traite ici des hallucinations de ChatGPT et montre que la moralisation des sorties n’élimine ni le baratin ni l’erreur, mais reconfigure le type de risques. Une annexe particulièrement précieuse est consacrée à l’impact écologique des LLM : l’auteur déconstruit certaines idées reçues et montre que les coûts environnementaux ne sont ni simples ni univoques – et peut-être pas là où l’on croit spontanément.
  • Le chapitre 5 pose la question : pourquoi le modèle GPT-4 est-il si puissant ? C’est l’occasion d’analyser la notion de persona et les prompt systems, ces cadres implicites qui organisent la manière dont le modèle doit répondre. Giraud fait ici un rapprochement suggestif avec les lois de la robotique d’Asimov : les instructions systémiques ressemblent à des pseudo-lois morales, fragiles et révisables, qui encadrent l’agent conversationnel sans garantir un véritable sens moral.

Dans cette première partie, la philosophie de l’esprit est déjà en arrière-plan : ce que nous découvrons, c’est une architecture qui, sans cerveau biologique, parvient à manifester des comportements que nous avons longtemps associés à l’intelligence humaine. Le livre montre dès lors combien il devient difficile de maintenir un discours simpliste consistant à dire « ce ne sont que des perroquets statistiques ».

La seconde moitié de l’ouvrage s’oriente plus explicitement vers la philosophie de l’esprit et la théorie de l’intelligence.

  • Le chapitre 6 affronte directement la question : qu’est-ce que l’intelligence ? Giraud mobilise plusieurs définitions, discute la perspective fonctionnaliste et revient sur les discussions autour des « premières étincelles d’intelligence générale artificielle » (p. 183) que certains voient dans GPT-4 (AGI, Artificial General Intelligence). Sans trancher, il montre combien une position fonctionnaliste robuste rend difficile la ligne de partage nette entre humain et machine dès lors que les performances convergent. La critique de la proposition de Raphaël Enthoven de préserver à l’homme un « je ne sais quoi » est à cet égard éclairante : ce refuge dans l’indicible est philosophiquement fragile. Pour un lecteur théologien, ces pages résonnent fortement avec les questions d’imago Dei, des puissances de l’âme et de l’articulation entre esprit et chair, même si Giraud n’explore pas ces prolongements.
  • Le chapitre 7, au titre dickien (« Les LLM rêvent-ils de cavaliers électriques ?»), interroge l’hypothèse d’une représentation interne du monde au sein des modèles de fondation. Les LLM construisent-ils une forme de carte du réel ? Peut-on parler de « monde interne » sans tomber dans l’anthropomorphisme ? Ce chapitre tente de spécifier ce en quoi une forme de « compréhension » pourrait émerger à partir de corrélations statistiques.
  • Le chapitre 8, « perroquet stochastique et chambre chinoise », s’attaque aux deux critiques populaires : les LLM ne seraient que des perroquets statistiques et l’argument de la chambre chinoise (Searle) prouverait qu’ils ne comprennent rien. Giraud montre que ces deux images, telles qu’elles sont vulgarisées, sont largement erronées ou, au mieux, très incomplètes. Il ne s’agit pas tant de dire que les LLM comprennent au sens humain fort du terme que de déplacer la question : qu’est-ce que nous appelons « comprendre » ? Sur quel spectre de la compréhension situer ces systèmes ? L’ouvrage invite ainsi à une graduation des notions de compréhension plutôt qu’à une opposition binaire.
  • Le chapitre 9 aborde la conscience. De manière convaincante, Giraud montre qu’on ne peut guère affirmer de manière péremptoire que « les LLM ou les IA en général ne sont pas et ne seront jamais conscients » (p. 335). On peut au moins dire qu’ils simulent extrêmement bien certains aspects de la conscience (introspection verbale, narrativité de soi, etc.). La conclusion est prudente, mais elle disqualifie les slogans rassurants et oblige à penser la conscience comme un problème ouvert.

Ces développements ouvrent des questions redoutables : comment traiter des agents qui sont ou seront plus ou moins sentients ? Comment évaluer leurs chaînes de pensée (Chain of Thoughts, CoT) et leur degré d’autonomie ? Selon quels critères aligner ces systèmes à « nos » valeurs, alors même que ces valeurs sont pluriels et conflictuelles ?

C’est ici qu’intervient l’une des hypothèses les plus originales du livre : celle des « attracteurs moraux ». Parce que les LLM sont entraînés sur des textes humains, leurs représentations internes incorporent statistiquement une forme d’inclination vers certains régimes normatifs majoritaires, notamment les morales universalistes (droits de l’homme, égalité, etc.). Giraud suggère que ces attractions statistiques vers le « bien » tel que formulé dans nos cultures pourraient jouer un rôle dans l’alignement pratique. Il ne s’agit pas d’une garantie morale, mais d’une piste stimulante, qui relie architecture technique et philosophie morale d’une manière peu commune.

L’ensemble du livre se distingue par deux grandes qualités.

D’abord, la première partie, historique et technique, est exigeante pour le néophyte, mais d’une clarté rare. Pour qui souhaite comprendre en profondeur l’architecture des LLM, de l’apprentissage profond aux techniques d’alignement, il est difficile de citer un équivalent en français qui soit à la fois aussi juste et aussi pédagogique. On sent le professeur habitué à expliquer des notions complexes à un large public sans les dénaturer.

Ensuite, la seconde partie, davantage proprement philosophique, est riche pour tout lecteur intéressé par la philosophie de l’esprit, l’intelligence artificielle et l’épistémologie du langage. Même lorsque l’on ne partage pas le cadre fonctionnaliste implicite ou explicite de l’auteur, la manière dont il documente les arguments, clarifie les concepts et déconstruit les objections rapides (perroquet stochastique, chambre chinoise, slogans sur la non-conscience) en fait un interlocuteur sérieux et stimulant.

La Parole aux machines est, à ce stade, l’un des ouvrages les plus complets en langue française sur les grands modèles de langage, à la jonction de l’analyse technique, de la philosophie de l’esprit et de la philosophie morale. Il accompagne le lecteur de l’architecture de l’apprentissage profond à la question de la conscience, en passant par la compréhension, l’intelligence générale artificielle et l’alignement.

En montrant que « nous avons perdu le monopole du langage », Thibaut Giraud ne cherche ni à dévaluer l’humain ni à sacraliser la machine. Il invite plutôt à un travail de clarification conceptuelle et de discernement critique : comprendre ce que font réellement les LLM, ce qu’ils déplacent dans nos manières de penser l’intelligence, et ce que cela implique pour notre manière d’habiter désormais un monde où d’autres parlent avec nous, et parfois à notre place.

Pour les chercheurs en philosophie de l’esprit, en éthique de l’IA, en sciences du langage ou en théologie désireuse de dialoguer avec les sciences et les technologies, ce livre constitue une ressource introductive, à la fois stimulante et parfois dérangeante – au bon sens du terme.

Ouvrage : https://www.grasset.fr/livre/la-parole-aux-machines-9782246841654/

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