Contact

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Matthew B. CRAWFORD, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jacquet, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2024 (2019), 350 p.

Avec Contact, Matthew B. Crawford prolonge la réflexion engagée dans Éloge du carburateur (2009) sur la dévalorisation du travail manuel et de l’expérience incarnée dans nos sociétés technicisées. Philosophe et mécanicien de formation, Crawford se situe à la croisée d’une critique des illusions de l’autonomie libérale, d’un rejet de l’abstraction cognitive promue par les interfaces numériques, et d’un plaidoyer pour une éducation sensorimotrice ancrée dans le réel. Cet essai explore la manière dont les individus, soumis à des environnements conçus pour capter leur attention et filtrer leur rapport au monde, peuvent réapprendre à habiter le monde.

L’ouvrage s’articule autour d’un double diagnostic : d’une part, une crise de l’attention, dans un monde saturé de stimulations visuelles, sonores et informationnelles ; l’individu devient cible de marketing attentionnel plus que sujet moral. D’autre part, une désincarnation du savoir, via la délégation croissante de nos gestes à des dispositifs automatisés, affaiblissant la compétence et la perception directe. En réponse, Crawford propose une série d’analyses où il articule expérience incarnée, autonomie pratique, et construction de la subjectivité à travers le contact avec la matière : orgues à tuyaux, plan de travail en cuisine professionnelle, atelier de réparation de motos, escrime… Ces exemples nourrissent une pensée de la normativité qui n’est pas imposée de l’extérieur, mais émergente des situations concrètes. La réflexion s’organise en six chapitres, encadrés par une introduction et une conclusion. Chaque chapitre croise des récits personnels, des analyses phénoménologiques (notamment inspirées de Merleau-Ponty et d’Arendt), des références classiques (Kant, Aristote), et des critiques contemporaines de la société de l’information.

L’originalité de Crawford tient à sa capacité à faire dialoguer plusieurs registres : la philosophie morale et politique, en questionnant la conception moderne de l’individu autonome ; la phénoménologie de la perception et de l’action, pour repenser l’attention comme une pratique engageant le corps ; la critique sociale, centrée sur l’économie de l’attention, l’aliénation cognitive, et l’architecture numérique des environnements contemporains.

Le style est clair, souvent narratif, sans sacrifier la rigueur. Il s’adresse autant à un public universitaire qu’à des lecteurs engagés dans les débats sur l’éducation, la technique ou l’écologie.

Cet essai philosophique est un plaidoyer puissant pour une réhabilitation de l’attention — « L’attention est une ressource limitée ; elle peut être exploitée. » constitue le diagnostic fondamental de l’économie cognitive contemporaine —, du geste, de la lenteur, et de la matérialité. Il présente également une critique nuancée de la technique : ni technophobie ni utopisme numérique. Il offre surtout une réflexion nourrie par des exemples concrets et incarnés.

Toutefois, ce livre tend à idéaliser les métiers manuels et l’artisanat sans toujours penser leur insertion dans des structures économiques plus larges. Sa critique sociale reste partielle : Crawford ne développe pas une analyse systémique des pouvoirs qui structurent l’économie numérique. Enfin, le lien entre l’éthique de l’attention et les enjeux politiques (communs, institutions, justice sociale) pourrait être approfondi.

L’auteur affirme que « nous avons besoin d’environnements qui forment, non qui distraient. » Une perspective éducative qui traverse l’ouvrage et qui donne à penser sur la façon dont nous accompagnons la croissance de nos enfants et nos élèves, par exemple avec la démarche ATOLE – « ATtentif à l’écOLE » de Jean-Philippe LACHAUX (INSERM). Contact s’avère précieux pour les chercheurs en philosophie de l’éducation, en éthique de la technologie et en sciences sociales critiques. Il permet de repenser l’attention non comme une compétence individuelle à développer mais comme une relation éthique au monde, nécessitant des environnements structurants. En ce sens, il prolonge les interrogations contemporaines sur la formation intégrale, l’ergonomie cognitive, et la critique des interfaces.

Matthew B. Crawford signe avec Contact une œuvre exigeante, incarnée et philosophiquement stimulante. En interrogeant la condition attentionnelle de l’homme contemporain, il ouvre une voie originale vers une écologie du geste et une éthique du réel. Ce livre contribue à la refondation nécessaire d’une culture de la présence et de la responsabilité, face aux logiques d’abstraction, de fluidité et de distraction qui structurent nos sociétés numériques.

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