Grégory Aimar, God : L’Évangile selon Big Tech, Paris, Premier Parallèle, 2023, 240 p.
Dans God : L’Évangile selon Big Tech, Grégory Aimar propose une lecture critique du discours des grandes entreprises numériques à la lumière des catégories du religieux. Publié en 2023 chez Premier Parallèle, l’ouvrage se distingue par sa tentative originale de décrypter les imaginaires spirituels et messianiques à l’œuvre dans la rhétorique technologique contemporaine. Il s’inscrit dans une mouvance intellectuelle post-séculariste qui, depuis Jacques Ellul jusqu’à Éric Sadin ou Jean-Michel Besnier, interroge la résurgence du sacré dans les promesses de la modernité technoscientifique.

Le manifeste d’Aimar ne se présente pas comme une critique technique des plateformes, ni comme un ouvrage de sociologie classique. Il adopte une posture herméneutique : celle d’un lecteur des discours de la Silicon Valley, qu’il confronte aux archétypes religieux issus du christianisme. L’enjeu : montrer que les narratifs mobilisés par les géants du numérique — Google, Meta, Apple, Amazon, Tesla… — relèvent moins de l’innovation que d’une économie symbolique du salut.
Ainsi, les figures d’autorité technologique (le CEO, le développeur, l’entrepreneur messianique) s’apparentent à des prêtres ou des prophètes. Les valeurs cardinales de la Silicon Valley (transparence, disruption, performance, efficience, fluidité, extension illimitée des possibles) sont requalifiées comme des dogmes. L’Intelligence artificielle, dans sa prétention à tout savoir, tout prévoir, tout optimiser, devient une hypostase de l’omniscience divine.
Chaque chapitre de l’ouvrage explore un thème : « Que ta volonté soir fake », « L’enfer est pavé de bonnes… inventions », « Car tu es pixels et tu redeviendras pixels » etc. La méthode est celle du montage critique : l’auteur juxtapose extraits de discours fondateurs, analyses philosophiques et références à la technocritique contemporaine. Il en résulte une théologie implicite de la Tech, décryptée dans ses ressorts symboliques.
Le mérite de l’ouvrage réside dans sa capacité à identifier un fait majeur du XXIe siècle : la religion ne disparaît pas, elle migre. Et la technologie ne se contente pas de résoudre des problèmes pratiques : elle promet la transfiguration du monde. Le salut, la vie éternelle, la connaissance parfaite, la communion universelle — autant de notions religieuses, ici réinvesties dans des formes séculières, mais non moins structurantes.
Aimar montre ainsi comment les promesses de Google — anticiper tous les besoins, guider toutes les décisions, organiser l’information mondiale — relèvent d’une téléologie totalisante. Comment la quantification de soi devient une ascèse. Comment les rites de la Silicon Valley (keynotes, sprints, hackathons) construisent un horizon de sens. Et comment la suppression des médiations humaines au profit de l’interface ou de l’algorithme s’inscrit dans une logique gnostique : celle d’une révélation immédiate, désincarnée, pure.
Le style de l’auteur, accessible et incisif, rend la lecture plaisante, sans céder à la simplification. Il réussit à articuler une analyse riche dans un format resserré. Son intuition centrale — celle d’un évangile technologique — ouvre des pistes stimulantes pour la philosophie de la technique, la théologie politique, et l’éducation critique au numérique. Certaines formules sont bien senties comme « L’ascèse du manager californien se veut supérieure à la discipline du moine. » qui dénonce le transfert d’un idéal spirituel vers une morale entrepreneuriale, performative et culpabilisante.
Cependant, certaines limites doivent être soulignées. Le recours aux concepts religieux reste parfois métaphorique : la « grâce », l’« ascèse », la « foi », la « liturgie » sont souvent évoquées plus qu’analysées. Le lecteur spécialisé pourrait souhaiter un dialogue plus rigoureux avec la théologie chrétienne contemporaine ou les traditions religieuses non occidentales. De même, la critique est vive mais parfois surplombante, laissant en suspens la question d’une praxis alternative. Quelle résistance concrète à ce nouvel évangile ? Quelle politique du numérique peut naître de cette lucidité ?
L’intérêt de ce livre pour les champs de l’éducation, de l’éthique, de la philosophie politique ou de l’anthropologie du numérique est réel. Il invite à relire la technologie non comme un ensemble d’outils neutres, mais comme un milieu de vie porteur de sens. Il ouvre la voie à une pédagogie critique qui ne se contente pas d’apprendre à « utiliser » les technologies, mais qui interroge leurs récits, leurs finalités et leur place dans la construction de la subjectivité.
L’annexe « Les 16 idées clés du manifeste » aide à une appropriation rapide de la proposition de l’auteur. L’annexe « Les 5 lois de l’intelligence artificielle » offre un complément utile et très ajusté aux 4 lois de la robotique d’Isaac Asimov.
Avec God : L’Évangile selon Big Tech, Grégory Aimar livre un essai aussi court que pénétrant. En transposant les catégories théologiques au sein de l’imaginaire technologique, il met au jour les fondements symboliques de notre époque connectée. Ce travail est précieux non seulement pour comprendre les métamorphoses du sacré dans la modernité numérique, mais aussi pour fonder une critique éclairée, informée et responsable des technologies dites « intelligentes ». Un ouvrage à recommander vivement aux philosophes, théologiens, éducateurs et citoyens attentifs aux dérives de la sacralisation technologique.
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